- ENTRETIEN
Entretien avec Patrick Montagner
Entretien avec Patrick Montagner, conduit par Revue Banque le 7 Mai 2025
28 Mai 2025
Simplification est aujourd’hui le maître mot. Dans la perspective du superviseur, dans quels domaines y a-t-il matière à simplification ?
Tout d’abord, soulignons que la BCE n’est pas responsable de la loi, cette prérogative appartient au législateur. Nous sommes là pour l’appliquer, mais ce n’est pas un exercice toujours facile. Il importe donc que nous puissions nous interroger sur nos propres façons de l’appliquer et de communiquer avec les tiers impliqués dans la supervision.
C’est pourquoi Andrea Enria, prédécesseur de Claudia Buch à la présidence du Conseil de surveillance prudentielle de la Banque Centrale Européenne, a mandaté un comité de quatre personnes chargé d’apporter un œil extérieur, critique, afin de préciser ce qui pourrait mieux fonctionner.
La ligne principale du rapport fait le constat d’un travail colossal accompli par la BCE établissant des standards clairs, lisibles. Mais ce travail s’est fait au prix de lourdeurs internes, et dans les relations du superviseur avec les entités tierces, comme les autorités nationales.
Ce rapport préconise une supervision un peu moins conduite par des contraintes de processus, rigides, et davantage par une approche basée sur l’analyse des risques. L’idée sous-jacente est aussi que le superviseur ait davantage « confiance en lui-même » et en son jugement d’expert.
Claudia Buch a ensuite décidé de mettre en œuvre ses recommandations, à tout le moins une partie.
Les SREP, pour Supervisory Review and Evaluation Process, les « processus de surveillance et d’évaluation prudentielle », constituent la pierre angulaire de la supervision, cette évolution les concerne au premier chef.
Concrètement, à l’exception des banques avec des risques très élevés, il s’agit de ne plus demander à chaque fois de fournir les éléments relatifs à l’ensemble des risques mais uniquement ceux concernant des risques spécifiques identifiés pour chaque établissement. Cela permet d’alléger la charge de travail pour les banques.
Le rythme des SREP posait également question. Les banques ne recevaient notification de leurs résultats et des mesures correctives à apporter qu’un an plus tard, une fois que le SREP suivant avait démarré. Le processus était trop long. Il a donc été décidé d’adopter un calendrier plus resserré avec un rythme pluri-annuel pour ces exercices.
114 équipes sont à la manœuvre durant ces SREP. Il ne s’agit pas que chacune réinvente la supervision dans son coin. Mais il peut être bénéfique de leur laisser une certaine latitude, de faire appel à leur jugement d’experts. Plutôt que d’appliquer stricto sensu des procédures rigides, l’idée est de faire confiance à l’intelligence humaine.
Cette modification des SREP n’est qu’un début, c’est la première pierre, mais une pierre angulaire.
La réforme des SREP constitue un « début », dites-vous, de cette simplification. Quelle est l’étape suivante ?
La BCE continue à travailler sur ces questions-là, et notamment sur des micro-processus concernant l’ensemble des contrôles qu’elle effectue en permanence. Plusieurs groupes de travail internes ont été constitués avec cet objectif.
Une « task force », sous la présidence de Luis de Guindos, vice-président de la BCE, vient d’être nommée. Elle a en charge de fournir des propositions, des pistes en vue de cette simplification. Elle est composée de cinq personnalités : François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, Joachim Nagel, gouverneur de la Banque centrale d’Allemagne, Fabio Panetta, gouverneur de la Banque d’Italie, Olli Rehn, gouverneur de la Banque centrale de Finlande, également premier vice-président du Conseil européen du risque systémique, ainsi qu’un représentant du Conseil de surveillance prudentielle de la BCE, en la personne de Sharon Donnery.
Les conclusions de ce groupe de travail constitueront un rapport de « haut niveau » avec des pistes d’amélioration de la supervision, propres à la BCE.
La presse s’est fait l’écho d’approches divergentes entre le Conseil des gouverneurs et le Conseil de surveillance prudentiel, utilisant parfois le terme de « tension » quant à cette simplification. Ce terme est-il justifié ?
Ce groupe de travail vient juste d’être constitué. Un alignement total au sein de la BCE est essentiel, car il serait institutionnellement impossible d'avoir des divergences entre le Conseil des gouverneurs, organe suprême de la BCE, et les autres boards. Nous travaillons tous dans la même perspective : apporter de la simplification sans mettre en péril la réglementation ni la stabilité du système financier.
Le mandat de la BCE répond à un objectif absolu de stabilité financière. Il ne faut pas le compromettre, c’est fondamental.
On connaît tous très bien le lourd prix à payer en cas de déstabilisation du système financier. Les banques doivent conserver leur capacité à gérer les moments de stress. Les crises bancaires ont un impact très lourd sur l’économie, et le redressement consécutif est très long. Il faut qu’elles puissent continuer à produire du crédit, nos économies modernes reposent là-dessus. C’est parce que les banques sont capables d’affronter ces stress que l’économie reste soutenable. La BCE, et le Conseil des gouverneurs en particulier, ont toujours été très clairs là-dessus, comme l’a récemment rappelé Luis de Guindos dans une interview, c’est un principe cardinal.
Des changements majeurs sont en train de se produire aux États-Unis. Aujourd'hui, il y a une sorte de mantra qui dit : « simplifier, ce n'est pas déréguler ». Pourtant, une potentielle surrégulation du secteur en Europe est évoquée dans de nombreux salons…
Je ne suis pas d'accord avec l'idée que l'Europe est surrégulée. S’il s’agit de revenir à la situation précédente, celle d’il y a une quinzaine d’années, ce serait une catastrophe. Ce n’est pas parce que les Etats-Unis abaissent leurs standards que nous devons faire de même.
Il faut se méfier des tendances à la dé-réglementation : affaiblir les règles de prudence se paie toujours à long terme. Des études montrent que chaque affaiblissement de supervision aboutit à des crises majeures dans le système bancaire américain, comme dans les années 1980 et 2000, conduisant à des interventions fédérales. Les crises traversées par les établissements moyens aux Etats-Unis en 2023, ainsi que celle de Credit Suisse, nous éclairent : c’est parce que les banques européennes étaient suffisamment préparées à affronter ce type de situation qu’elles en sont sorties sans dommages.
En Europe, une réflexion a été lancée sur la Fundamental Review of the Trading Book (FRTB) et sa mise en œuvre, qui devait intervenir en janvier 2025, a été repoussée. Les Américains l’ont mise en pause, tout comme le Royaume-Uni, avec une révision prévue en 2027. En Europe, les hypothèses de pause ou de maintien cohabitent aujourd’hui. Certains suggèrent de faire pareil que les Etats-Unis ou que le Royaume-Uni.
La FRTB concerne d’abord les activités de marché, essentielles au bon fonctionnement de l’économie, et elle impacte les banques internationales ; ce sont des activités très spécifiques. En revanche, elles sont indispensables. Les grandes entreprises ont besoin de banques pour des couvertures de risques comme la variation des devises ou le prix du pétrole. Si la FRTB pénalise ces activités, cela pourrait désavantager les banques agissant sur ce secteur-là.
La Commission a donc lancé une consultation. La BCE a donné son avis le 7 mai. Toutes les juridictions, y compris les US, avaient mis en place un plan pour 2025, tout le monde travaillait en ce sens. De mon point de vue, la meilleure solution aurait été de respecter l’accord signé à Bâle en 2019.
A propos de Bâle III, des acteurs financiers poussent aujourd'hui pour que certaines exigences, notamment liées aux fonds propres et à la titrisation, aux méthodes de calculs également, soient allégées. Quel est le point de vue du superviseur sur ces allègements ?
Concernant les exigences de fonds propres, le principal débat aujourd'hui porte sur la FRTB. Le reste des exigences a déjà été implémenté aux États-Unis et ailleurs, et il n'y a pas de raison de les revoir.
De nombreux acteurs bancaires européens plaident aujourd’hui pour une simplification du schéma de titrisation européen. La BCE, de son côté, travaille à une amélioration du cadre existant. Elle essaie par exemple de rendre le processus d’approbation préalable de Transfert de Risque Significatif (SRT) plus fluide et plus réactif.
La demande des banques va au-delà de la législation actuelle. Elles souhaitent un cadre davantage favorable à la titrisation, car elles estiment que l'essentiel des crédits accordés en Europe à l’économie pèsent sur les bilans bancaires.
Aux États-Unis, une grande partie du financement est effectuée hors secteur bancaire ou est immédiatement titrisée : les banques ont davantage d’agilité. Pour financer de nouveaux flux, comme le réarmement de l'Europe ou la transition énergétique, les établissements européens voudraient pouvoir vendre les crédits déjà accordés dans des conditions de sécurité pour les investisseurs, qui sont souvent leurs clients finaux.
Ils plaident donc pour un cadre de supervision plus facile et plus large afin d'alléger les exigences de fonds propres actuelles. L’objectif consiste à libérer de l'espace sur leurs bilans pour de nouveaux crédits. La BCE partage cet objectif mais les détails restent à définir et, comme le dit le proverbe, le diable se cache dans les détails. Il faudra voir comment cela se traduira concrètement car tout ce qui affaiblit durablement les règles prudentielles se paie à un moment ou un autre.
Stéphane Giordano, dans une interview du supplément de Revue Banque du mois de juin, remarque, au sujet de la supervision unique des marchés, que la supervision bancaire avait été annoncée comme coûtant moins cher. Mais cela n’a visiblement pas été le cas…
La supervision au niveau européen est organisée selon le principe d’un système fédéral. Elle procède d’une harmonisation générale des règles applicables. Il importe cependant que les entités chargées de la supervision au niveau national puissent remplir leur mandat, et que les spécificités nationales puissent être prises en compte. Cette harmonisation vise à apporter de l’efficacité aux règles générales et de l’efficacité dans la façon de les appliquer. Mais elle ne vise en aucun cas à réduire les frais.
Je peux vous dire une chose très clairement : jamais on n’a vendu la supervision unique comme étant moins chère en termes de frais. Tout le monde savait que cela coûterait plus cher, parce que cela impliquait une couche de supervision supplémentaire.
Ce que les banques espéraient, en revanche, c’était qu’on mette fin à des situations absurdes. Par exemple, si vous étiez actif à la fois en France et en Belgique, vous pouviez vous retrouver avec deux superviseurs nationaux appliquant chacun différemment le même corpus européen. L’objectif, c’était l’harmonisation, pas les économies. Il s’agissait de ne plus avoir une vingtaine de superviseurs, chacun appliquant la directive sur les exigences de fonds propres de façon partielle et selon des critères différents, en fonction de ses règles nationales. Il s’agissait de fonctionner grâce à une régulation de plus en plus intégrée.
Mais bien sûr, le système reste fédéral : vous avez un échelon européen, la BCE, et un échelon national. Donc il était clair dès le départ que les banques allaient devoir contribuer au coût de la supervision européenne en plus de leur contribution nationale. Ce n’est absolument pas vrai de dire que ça leur a été vendu comme une solution moins coûteuse. Ce qui a été vendu, c’est une supervision plus efficace, plus cohérente, plus prévisible.
Et là, on peut discuter du fait que la promesse n’a pas été intégralement tenue : il reste des difficultés d’articulation entre le macroprudentiel et le microprudentiel à l’échelle nationale. Il reste encore, au sein des Etats-membres, des « home bias ». Tout n’a pas été intégralement uniformisé.
Ce débat continue aujourd’hui du côté des marchés financiers. Il y a une réflexion sur une supervision unique, mais ciblée sur certains acteurs systémiques, notamment les chambres de compensation (CCP) et les CSD (dépositaires centraux). L’idée, là aussi, c’est de simplifier, de centraliser, pas de faire des économies. Mais ceci est en-dehors des pouvoirs de la BCE, cela relève des prérogatives de l’ESMA.
Les banques européennes sont-elles trop petites par rapport aux banques américaines, et est-ce que cette question de taille pose un problème ?
Je ne pense pas que les banques européennes soient nécessairement trop petites par rapport aux américaines. Le problème provient davantage des caractéristiques du marché européen. Les banques américaines bénéficient d'un marché unifié et immense, ce n'est pas le cas en Europe.
Aux États-Unis, quand une banque comme JP Morgan s'adresse aux consommateurs, qu'ils soient au Texas ou dans le Maine, elle s'adresse à eux dans la même langue et sous une réglementation relativement uniforme. En Europe, une banque de détail doit composer avec des consommateurs allemands, italiens, espagnols, lituaniens, etc., ce qui implique de naviguer entre des habitudes de consommation variées. Certains pays préfèrent les prêts hypothécaires à taux variable, d'autres à taux fixe, avec des renégociations possibles après des périodes fixes.
Pour des produits bancaires, il peut être nécessaire de redéfinir complètement le produit selon le pays. En outre, les jurisprudences nationales et les droits liés aux garanties diffèrent, constituant un obstacle à l'unification des marchés bancaires européens.
Finalement, les banques européennes fournissent surtout des services transfrontaliers aux entreprises moyennes et grandes. Pour les ménages, cela se fait souvent via des filiales locales ou pas du tout, si le marché bancaire est jugé trop difficile à pénétrer.
Les banques européennes n’ont pas réellement la capacité d’opérer sur un marché intégré de 300 millions d'habitants, bien que cette potentialité existe.
Les banques américaines ont généralement des niveaux de rentabilité plus élevés. Mais il n'est pas certain que les consommateurs européens accepteraient de payer des services bancaires aussi chers que leurs homologues américains.
Dans la perspective du superviseur, quels seraient les véritables leviers de compétitivité pour les banques européennes dans leur configuration actuelle ?
Il semble que les banques européennes aient de véritables efforts à fournir en termes d’efficacité.
La profitabilité des banques américaines est bien plus importante. Or, la profitabilité constitue la première ligne de défense des établissements contre les pertes en cas de crise, qu’elle porte sur une hausse du coût du crédit ou du risque : la capacité bénéficiaire permet d’absorber les chocs, tout au moins en partie, avant d’être contraint de recourir aux fonds propres.
Cette efficacité se joue tout d’abord dans le service fourni aux clients et dans la perception qu’ils en ont. Ils attendent des services efficaces, comme des virements instantanés : cela nécessite des investissements considérables. Les plateformes doivent être conviviales et simples d'utilisation, cela demande également des investissements.
C’est pourquoi il est essentiel d'avoir des systèmes informatiques performants.
Pour l’heure, les établissements accumulent des couches informatiques successives qui ne sont pas toujours optimales. Tout cela augmente le coût d'exploitation des banques.
La résilience opérationnelle numérique et la transformation numérique font partie des priorités de supervision. La BCE fait état de « déficiences » à ce sujet. Quelles sont-elles ?
Les déficiences identifiées concernent principalement les systèmes informatiques des banques : ils ne sont pas suffisamment à niveau. Souvent, les nouvelles technologies s’ajoutent aux anciennes et un phénomène d’accumulation de couches informatiques se produit. Les mises à jour en sont rendues d’autant plus complexes et maintenir la stabilité des systèmes requiert une vigilance extrême.
Par exemple, un grand groupe bancaire a pris du temps pour étudier un changement de système informatique. La transition vers un nouveau système, bien qu’il soit plus robuste, plus fiable, plus efficace en termes de coûts et meilleur pour l'agrégation et la disponibilité des données, est délicate.
La protection contre le risque opérationnel et les menaces cybernétiques devient prégnante. L’efficacité des mécanismes de résilience opérationnelle n’est plus une option.
La résilience ne peut cependant pas se limiter à disposer de fonds propres suffisants. Il est primordial de se doter de systèmes informatiques capables de résister aux crises. Par exemple, lors d'une panne d'électricité géante, les systèmes vitaux doivent continuer de fonctionner, même si certains services comme les distributeurs automatiques sont temporairement à l’arrêt. C'est vital pour assurer la continuité des opérations bancaires.
C'est là qu'intervient DORA. Elle est complexe mais elle représente un véritable progrès. Grâce à celle-ci, il est possible d’effectuer des tests de pénétration dans les systèmes pour évaluer leur robustesse. Cette pratique existait déjà mais elle était conditionnée par le consentement préalable des établissements, qui n’était pas systématique.
Chaque modification ou ajout, comme une nouvelle application, peut introduire des failles. Certaines grandes banques au Royaume-Uni ont connu des interruptions totales de transactions en raison de bugs opérationnels, à tel point qu’une enquête parlementaire (« bank outages ») est actuellement menée par le Treasury Select Committee de la Chambre des communes . Cela illustre l'importance de ces tests : ce ne sont pas des craintes infondées, mais des problèmes concrets rencontrés quotidiennement.
Sur le sujet de la compétitivité, partagez-vous le sentiment que la BCE va être amenée à donner son avis sur encore plus d’évolutions capitalistiques ?
Des consolidations sont en cours sur plusieurs marchés domestiques en Europe, c’est un fait. C'est le cas en Espagne, en Italie, et aussi en Allemagne. Par exemple, une grande banque française veut doubler sa taille en Allemagne via une acquisition, et une grande banque italienne, déjà bien implantée en Allemagne, pourrait envisager une opération similaire. Ces intentions ont été rendues publiques par les banques elles-mêmes. Il existe donc actuellement un certain nombre de consolidations potentielles qui pourraient renforcer des marchés domestiques qui apparaissent encore fragmentés par rapport à d'autres. Certaines se réaliseront, d'autres non.
Dans ces cas, la BCE est sollicitée pour donner son aval, qu'elle accorde sur des bases purement objectives, sans se laisser influencer par les spéculations. Elle évalue si le modèle économique présenté est viable à la fois avant et après l'acquisition, c'est-à-dire si la nouvelle entité est aussi forte que les deux entités séparées et si elle est viable à moyen terme.
Dans le cadre de ces consolidations, un grand débat a lieu au sujet du « compromis danois ». Certains acteurs français ont tenté de réaliser des acquisitions en utilisant leur branche assurance, mais la BCE a refusé l'application de ce « compromis ». Les acteurs économiques recherchent de la visibilité sur ce point. Quelle est la position de la BCE ? Cela semble être une distorsion.
Vous mentionnez ici un cas spécifique : une banque qui cherche à élargir ses activités au-delà de la banque, comme dans l'assurance ou la gestion d'actifs. Dans le jargon financier européen, cela s'appelle un conglomérat financier. Le compromis danois, qui existe depuis longtemps et est en fait un article de la directive bancaire, permet à une banque de ne pas déduire intégralement sa participation dans une compagnie d'assurance de ses fonds propres, mais d’appliquer à la place une pondération des risques de cette participation. Cela repose sur le fait que les compagnies d'assurance sont déjà supervisées et sécurisées par leur propre réglementation.
La BCE respecte ce compromis. La question qui se pose est de savoir si, lorsqu'une compagnie d'assurance acquiert des activités en dehors de son secteur principal, elle peut continuer à bénéficier de ce compromis au niveau de la maison mère bancaire.
Dans deux cas spécifiques rendus publics par les banques concernées, la BCE a indiqué que le compromis danois ne pouvait pas s'appliquer à d'autres activités que l'assurance stricto sensu. Si d'autres cas se présentent, la BCE évaluera la situation. Si l'EBA (Autorité bancaire européenne) se prononce de façon différente à l’avenir sur le principe fondamental, la BCE suivra son avis. Pour le moment, la BCE maintient sa position sur les deux cas d’espèce qui lui ont été présentés.
Vous évoquiez tout à l’heure d’une « information agrégée et précise », l’agrégation et la déclaration de données font également partie aujourd’hui des priorités prudentielles. Là encore, des « déficiences » ont été relevées. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Aujourd'hui, les banques doivent être capables de consolider et d'analyser leurs données informatiques de manière claire, précise et cela, en temps réel.
Pour un groupe multinational, la tâche devient particulièrement complexe. Imaginons que la maison mère de la banque est à Paris, avec des filiales en Italie et à Tokyo. Elles accordent des crédits au même groupe. L’ensemble des données relatives à ce groupe client, provenant des entités de ce dernier ou des filiales de la banque elle-même, doivent pouvoir être consolidées.
La même logique s'applique aux activités de marché et aux risques de contrepartie. Par exemple, si une banque couvre des risques de taux pour une grande compagnie aérienne tout en lui accordant des crédits, elle doit être capable de centraliser ces informations. De la même façon, il est nécessaire de s'assurer que les activités de marché sont compensées en temps réel pour éviter des positions non surveillées.
La notion d’agrégation en temps réel est primordiale. Si les données arrivent avec un mois de retard, elles deviennent inutiles : les problèmes sont déjà survenus.
Consolider l’information à l’échelle du groupe est une opération complexe, à plus forte raison lorsque les données sont traitées par des systèmes informatiques différents.
Ces vulnérabilités soient identifiées depuis longtemps, elles ne sont souvent pas suffisamment traitées. La BCE souligne ce problème depuis des années.
Ce n’est d’ailleurs pas un sujet propre au secteur bancaire. De mon expérience antérieure, les superviseurs du secteur de l'assurance avaient le même souci. La qualité des données s’est améliorée mais elle reste un sujet de préoccupation, et ce problème affecte la qualité des politiques de gestion des risques.
Les problématiques liées aux données se posent sans doute avec encore plus d’acuité pour ce qui concerne l’ensemble des risques climatiques ?
En effet, les risques climatiques et environnementaux ne peuvent plus être ignorés, car ils affecteront directement et indirectement les activités des banques. La BCE est profondément engagée dans ce domaine. Ce n’est pas de l’activisme, et cela ne relève pas non plus d’une lubie. Le consensus scientifique, notamment celui établi par le GIEC, prévoit que les risques vont s’aggraver. Le récent rapport sur les catastrophes naturelles d’un grand réassureur international souligne clairement cette tendance.
Tout risque environnemental finit par se traduire par un risque économique. Par exemple, financer le secteur agricole dans des régions affectées par une aridité accrue représente un péril. Les prêts résidentiels peuvent être affectés par des risques liés au retrait-gonflement des argiles, car ils entraînent des fissures sur les bâtiments non couvertes par l'assurance. Lors des inondations en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas, de nombreux riverains n'étaient pas assurés.
Ces risques peuvent influencer le portefeuille bancaire des établissements. Les banques doivent les identifier, les analyser avec soin et les prendre en compte. Nous sommes au début de ce processus, des incertitudes persistent. Mais il est essentiel que les banques prennent ce chemin et commencent à tracer une voie claire pour l'avenir.
Revenons aux risques traditionnels. L'environnement économique est un facteur clé. Comment jugez-vous aujourd'hui le risque de crédit ? Est-ce le principal risque que vous étudiez ?
Par définition, tout risque finit par se traduire en risque de crédit. Un risque environnemental peut conduire à plus de défauts de paiement et moins de garanties. Un risque géopolitique, comme ceux liées à la guerre en Ukraine, affecte les secteurs économiques et se transforme en risque de crédit.
Actuellement, l'environnement macroéconomique n'est pas mauvais, bien qu'il faille rester vigilant. Pour l'instant, il n'y a pas de récession ni de choc économique profond. Cependant, des menaces comme les tarifs douaniers pourraient affecter certains secteurs. Cela pourrait éventuellement se traduire par une augmentation du risque de crédit. Pour le moment, nous ne le constatons pas.
Les nouvelles normes comptables ont introduit plus de prudence dans le provisionnement, offrant aux banques une résistance accrue face aux cycles de crédit. Aujourd'hui, nous faisons face à une croissance très faible, ce qui pourrait entraîner des défauts de paiement de certaines entreprises et de particuliers.
Néanmoins, aucune vague massive de défaut n’est aujourd’hui attendue, sauf événement exceptionnel. Les banques sont bien capitalisées et ont la capacité de faire face à un éventuel accroissement du risque de crédit.
Les stress tests de 2025 fourniront sans doute des informations supplémentaires sur ce sujet. Ces stress tests permettront d'évaluer les banques face à des scénarios géopolitiques dégradés, voire très détériorés. Nous en sommes au début, et les premiers enseignements doivent encore être examinés. Mais cela permettra d’identifier les zones de fragilité, afin d’y remédier.
Nous n’avons pas encore abordé un processus législatif en cours, celui concernant la révision du cadre CMDI, et les procédures de résolution pour les établissements de taille moyenne. Certains États membres se sont opposés à la création d'une assurance européenne des dépôts. Quel est le point de vue du superviseur sur cette question ?
L'apport de cette réglementation, en particulier celle sur le fonds de garantie européen des dépôts (EDIS), est de casser le lien entre la dette souveraine d'un pays et son fonds de garantie national. Actuellement, si une banque fait faillite dans un pays, c'est le fonds de garantie de ce pays qui intervient, ce qui signifie que le contribuable local est finalement responsable. Cela crée un lien entre le souverain et la sécurité bancaire, un obstacle à un marché bancaire unifié.
Le cadre CMDI joue un rôle entre la supervision et la résolution, en se plaçant dans l'intervalle avant une résolution complète. Il s'agit de déterminer quels instruments peuvent être utilisés, par exemple si les fonds de garantie des dépôts peuvent être mobilisés temporairement au lieu de les faire intervenir uniquement en cas de faillite.
Il est de notoriété publique que deux grands États membres se sont opposés à ces directives, mais pour des raisons diamétralement opposées. Ils ont des arguments radicalement différents.
La BCE plaide pour que ces directives soient complétées et adoptées. L'Europe a tendance à harmoniser uniquement après une crise, mais il est préférable de le faire en période de paix. Vous ne vous réarmez pas pendant une guerre, vous vous préparez avant.
Pour l'instant, les banques sont bien capitalisées et profitables, ce qui ne remet pas en cause le secteur bancaire européen. Elles ont montré leur stabilité durant les crises de 2023 des banques américaines et de Crédit Suisse. C'est donc le moment idéal pour avancer, car si un problème survenait demain, nous aurions déjà une panoplie d'outils pour agir correctement.
D'un point de vue "lecture politique", vu l'environnement récent, observez-vous une montée en puissance des approches européennes dans les échanges, ou bien constatez-vous, au contraire, une montée des approches pro-nationales dans l'environnement actuel ?
Je ne pense pas que la supervision financière divise les États membres sur l'objectif final. Tout le monde se souvient qu'une crise bancaire est très lourde à gérer et peut mettre en péril plusieurs États, comme cela a été le cas en 2008 avec l'Irlande, la Grèce, l'Espagne, l'Italie, et même l'Allemagne. Tous ont beaucoup souffert, et le coût d'une crise bancaire est très élevé.
Les divergences peuvent apparaître dans les moyens, car la structure des systèmes bancaires nationaux n'est pas la même.
Par exemple, un État où les grandes banques locales sont principalement des filiales d'autres États n'aura pas la même perspective qu'un pays où le paysage bancaire est très fragmenté. Cela ne signifie pas que l'on diffère sur l'objectif final, mais la manière d'opérer peut varier en fonction des perceptions nationales.
Je ne dirais pas qu'il y a une montée du nationalisme en matière de supervision bancaire. Il peut y avoir des visions distinctes sur ce qui assure la stabilité de chaque marché pris isolément. Ce qui peut manquer, parfois, c'est une vision commune sur la stabilité de l'ensemble.
En résumé, il peut y avoir des visions différentes sur la façon de protéger un système bancaire national pris isolément, mais il n'y a pas de montée du nationalisme. L'objectif final reste le même, et les discussions portent sur les moyens d'y parvenir, avec encore quelques ajustements à effectuer.
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