- ENTRETIEN
Entretien avec Revue Banque
Entretien avec Édouard Fernandez-Bollo, membre du conseil de surveillance prudentielle de la BCE, accordé à Jean-François Filliatre le 14 janvier 2022 et publié le 1er février
1er février 2022
Jacques de Larosière, l’ancien Gouverneur de la Banque de France et ancien Directeur général du Fonds monétaire international, nous déclarait récemment : « On parle de l'union bancaire européenne, mais elle n'existe pas. » Partagez-vous son sentiment ?
Désolé de ne pas partager le sentiment de Jacques de Larosière que j’estime beaucoup et qui fut mon Gouverneur dans le passé ! Mais il faut être clair : l'union bancaire existe bel et bien et on l'a vu, heureusement, au début de cette crise. S’il n'y avait pas eu cette supervision unique de toutes les banques de la zone euro, on n'aurait pas eu la rapidité de réaction, la capacité à se coordonner extrêmement vite avec les autres autorités européennes, avec l'Autorité bancaire européenne… sans oublier la parfaite synchronie avec l’action de la Banque centrale européenne (BCE) sur le plan monétaire.
Par ailleurs, si les banques étaient mieux préparées et ont montré leur résilience dès le début de cette crise, notamment dans les premières semaines lorsqu’il y a eu des turbulences financières sur le marché, c'est aussi grâce à l'action menée depuis 2014 par la supervision européenne. Depuis, les banques ont considérablement renforcé leurs fonds propres. Nous avions aussi invité les banques à mettre en place des stratégies de réduction des créances douteuses figurant à leur bilan. Ces stratégies ont donné des effets avant la pandémie et ont permis d’entrer dans la pandémie avec des bilans plus solides. L’augmentation de la résilience des banques s’explique donc en partie par l'existence de cette supervision unifiée et renforcée au niveau européen. C’est-à-dire le premier pilier de l’union bancaire.
Modulons donc la question ! L'union bancaire européenne est-elle aboutie ?
L'union bancaire n'est pas aboutie, car elle ne consistait pas uniquement dans la supervision unique par la BCE. Il faut distinguer une dimension institutionnelle et une dimension économique. Assurément, la partie institutionnelle sur le troisième pilier, c’est-à-dire l’unification complète du système de garantie des dépôts, n’a pas abouti. De notre côté, nous le regrettons. Les responsabilités sont clairement chez ceux qui s’assoient à la table de discussion pour bâtir les réglementations. Ils doivent avoir des propositions constructives. Peut-être y a-t-il des possibilités nouvelles en ce moment…
Du point de vue du superviseur et de son rôle économique, il y a un autre sujet encore plus important : les difficultés à unifier le marché. Il peut y avoir d'autres obstacles réglementaires. Par exemple, l’impossibilité au niveau de la réglementation prudentielle, d'avoir des exemptions à l'intérieur des groupes. Ce n'est pas strictement lié à l'union bancaire, mais relève de la règlementation générale de l'Union européenne.
Qui porte la responsabilité cette fois ?
Il y a encore des réticences et des méfiances à l'intérieur des différentes parties de l'Union européenne pour considérer complètement l'union bancaire comme une juridiction unique. Certes, il y a eu des progrès mais il n’y a pas une position unie de l'ensemble des autorités. Donc, la fragmentation des marchés perdure. Le bilan ? L'intégration des marchés a moins progressé ces dernières années que l'intégration institutionnelle.
Le second pilier de l’union bancaire, c’est la résolution. La grande innovation, c’était le « bail-in » pour faire payer les parties prenantes en cas de difficultés et non plus les États. N’est-ce pas un échec ?
Je ne crois pas qu'il y ait un échec. D'ailleurs, la seule fois où la résolution a été appliquée, dans le cas de Banco Popular en 2017, cette opération s'est très bien passée. Pour rappel, ces opérations ne sont pas traitées par nous, mais par le conseil de résolution unique, à Bruxelles.
En revanche, il faut le reconnaître, dans certaines circonstances, les États ont préféré ne pas appliquer ce cadre, mais ont trouvé d'autres moyens. Et dans ce cas, les États ont considéré qu’ils devaient encore, pour des raisons d’intérêt public, apporter des fonds pour que ces liquidations se passent de façon ordonnée. Attention, nous parlons bien de liquidation, non de résolution.
Là se pose une question du point de vue de la convergence européenne : quels sont les moyens d'une liquidation ordonnée ? D'un point de vue économique, il y aura toujours des banques qui ne tiennent pas la route et il faut qu'elles puissent quitter le marché sans qu'il y ait de perturbations. Pour l'instant, certains prennent prétexte de l'inachèvement de la garantie de dépôts pour ne pas progresser là-dessus. Pourtant, il y aura toujours des banques qui ne relèveront pas de la résolution. Il faut donc mettre en place des mécanismes efficaces et harmonisés pour des liquidations ordonnées.
La France vient de prendre la présidence de l'Union européenne. Qu'en attendez-vous ?
La France a toujours été, historiquement, un des acteurs majeurs des progrès européens dans le domaine de l'union bancaire. Nous attendons de la France qu'elle soit fidèle à sa tradition et, malgré les difficultés, que nous sommes les premiers à reconnaître, qu'elle dépense une partie de son énergie à essayer de les surmonter ! Il faut saisir les quelques chances qu'on peut voir poindre ici et là, sur le cadre des résolutions, sur le traitement des banques petites et moyennes. Et pourquoi ne pas avancer avec l'Allemagne, qui est un acteur très important sur cette question, sur le système européen d’assurance des dépôts, le troisième pilier de l'union bancaire.
En janvier 2021, la Banque centrale européenne a publié un guide de consolidation sur les fusions-acquisitions dans le secteur bancaire. Quelle était la logique ?
La logique était de dissiper un malentendu. Il s’agissait d’indiquer quelle était la position effective de la supervision bancaire face aux dossiers de consolidation. C’était un exercice de clarification, de précision de nos critères. Nous avons essayé de montrer à quel point, dans notre approche, nous prenions en compte les avantages de la consolidation lorsqu'ils sont crédibles, c’est-à-dire appuyés par un plan d'affaires et des capacités d'exécution cohérents.
Jugez-vous que cette publication, qui favorisait le traitement du « badwill », sujet majeur car les banques se paient sous leur valeur d’actif, a changé les choses ?
Il y a eu l’an dernier plus d’opérations de consolidation que dans les années précédentes et de taille plus importante. Tel a été le cas en Italie et en Espagne, notamment. Je pense que notre clarification a rassuré le marché : si vous avez un bon dossier, vous aurez aussi une bonne écoute. C’est un élément important susceptible de rendre possibles les consolidations.
En tant que superviseur, vous souhaitez une concentration du secteur au vu de sa situation économique et de ses enjeux à moyen terme ?
Nous ne sommes pas des « deals makers ». Les actions de consolidation doivent être faites pour des motifs économiques, pas pour des motifs de supervision prudentielle. Par ailleurs, nous n’avons pas d’image idéale du système, pas d’idée préconçue. Nous ne sommes pas dans une économie dirigée.
En revanche, nous faisons des constats. Il y a des difficultés structurelles de rentabilité dans le système bancaire européen. Traditionnellement, c’est un indice d’insuffisante restructuration pour produire de la valeur. Il y a de la place pour une meilleure efficacité du système bancaire. L’un des moyens, c’est la concentration, mais ce n’est pas le seul ! Les autres, c'est l'amélioration de l'efficience des services et la création de nouveaux services.
Sur le sujet de la rentabilité, le critère le plus souvent mis en avant est le « Return on Equity » (ROE). Mathématiquement, à bénéfices identiques, une banque moins capitalisée aura un meilleur ROE. Or, les banques américaines sont moins capitalisées que leurs homologues européennes. Le thermomètre est-il le bon ?
Le ROE donne la perspective du marché. Or, le marché ne connaît pas les risques intrinsèques, mais il sait le coût implicite des fonds propres. De surcroît, le marché est une force importante de l'économie. Il faut donc s’intéresser à ses indicateurs. Toutefois, le superviseur, lui, doit aussi se focaliser sur la rentabilité pondérée par le risque. C’est ce que nous faisons.
Revenons à nos rapprochements. Une grande fusion transfrontière ne témoignerait-elle pas que l’union bancaire existe vraiment ?
L'aboutissement de l'union bancaire doit pouvoir rendre cela possible. Mais comprenons bien notre souhait : c’est une plus grande intégration du marché européen, qu'il y ait un plus grand partage des risques et des activités transfrontières dans l'Europe. Une grande fusion serait donc une bonne chose, mais ce n'est pas la seule façon de pousser en avant l'intégration du système bancaire. Vous pouvez aussi avoir l'apparition et le développement d'acteurs européens par succursales, avec développement de la libre prestation de services. Il y a des cas où la succursale peut permettre d'avoir une plus grande efficience que la filiale dans les budgets d'immobilisation de capital, avec une structure de gouvernance plus simple…
Ces derniers temps, les possibilités offertes par le système ont plus été utilisées par les banques des pays tiers que par les banques de l’Union européenne. Notamment celles qui, suite au Brexit, se sont localisées dans l'Union européenne, avec ce modèle de fonctionnement. C'est-à-dire un centre dans la zone euro et l’utilisation de succursales et de la libre prestation de services dans les autres pays, parce qu'elles ont jugé cela plus facile et plus efficace. Dans d'autres cas, pour des raisons de valeur des marques par exemple, la consolidation sans fusion pourrait être la bonne approche. Mais une fusion pure et simple a du sens dans certaines situations.
Nous ne sommes pas les industriels. Nous voulons favoriser la circulation du capital, la mutualisation des risques à l'intérieur de l’Europe pour que les banques puissent, dans leur transformation stratégique, avoir aussi les avantages de la diversification et bénéficier des économies d'échelle liées au marché unique européen.
Fin octobre, la Commission européenne a présenté ses propositions sur Bâle III. Comment les jugez-vous ?
Nous les accueillons très favorablement parce que vous savez que nous pensons, et c'est vraiment une conviction profonde de la Banque centrale européenne, qu’il faut absolument achever ce chapitre réglementaire. Et la meilleure façon de l'achever, c'est justement de transposer ce qui a été le consensus international sur ce que doivent être les règles prudentielles bancaires post-crise.
Maintenant, il faut l’achever vraiment. C'est à dire pas simplement intellectuellement, mais le transposer véritablement dans le droit européen le plus fidèlement, le plus rapidement possible. La proposition de la Commission va pour l'essentiel dans ce sens. Donc, nous sommes très favorables à ce que ces travaux soient le plus rapidement conduits, y compris donc par la présidence française.
Vous m’interrogiez tout à l’heure sur le sujet : c’est un point important pour cette présidence qu'on puisse arriver à tourner cette page de la réforme, à fournir un cadre réglementaire stable, internationalement homologué, validé par toutes les grandes juridictions financières.
Vous avez dit « pour l’essentiel », ce qui laisse augurer de réserves…
Bien entendu, la perfection n'est pas de ce monde. Par exemple, il serait préférable de se passer des déviations temporaires. Certaines déviations sont autorisées à titre temporaire sur des thèmes très importants. Il est absolument essentiel qu'elles ne deviennent pas permanentes. N’entrons pas dans tous les détails de ce texte très technique. Gardez en tête les grandes lignes de notre position : la plus grande fidélité possible à l'accord international !
Vous n’allez pas faire plaisir aux banquiers français. Ces derniers contestent aussi le mécanisme de plancher de fonds propres dit « output floor ». Pour le calcul des fonds propres, les banques ont le choix entre un modèle standard ou un modèle interne. L’output floor, c’est un plancher qui limite l’avantage du modèle interne. La France est très « modèle interne ». Que répondez-vous à la profession lorsqu’elle dénonce une augmentation des fonds propres exigés par cette règle ?
D’abord, selon nos propres calculs, les exigences de fonds propres sont relevées dans des proportions relativement faibles. Deuxièmement, ces accords internationaux permettent aux banques françaises d'être soumises à des exigences inférieures de plus d'un quart à celle des banques américaines. Je rappelle que les banques américaines ont un output floor à 100 %. Or, nous avons négocié - j’ai personnellement été impliqué dans ce dossier - et nous avons obtenu un output floor à 72,5 %.
Dans le paquet du mois d'octobre, il y a un sujet autour de l'honorabilité des dirigeants. Est-ce que c'était nécessaire ?
C'était tout à fait nécessaire pour essayer de délivrer l’une des grandes promesses qui est l’harmonisation européenne. Aujourd’hui, parce-que la question des dirigeants est liée au droit des sociétés, il y a des régimes complètement différents d’un pays à l’autre. Avec ce texte, l’harmonisation va être faite. On aura le même critère, au même moment, avec le même degré de certitude, en tout cas pour les très grandes banques au niveau le plus haut de consolidation.
Parlons risques. Dans ces colonnes, en janvier 2021, vous indiquiez votre inquiétude sur le risque de crédit. Où en est-on aujourd’hui ?
On est dans une situation extrêmement paradoxale. On a vécu la crise économique la plus forte depuis l'après-guerre, en termes de produit intérieur brut, et dans le même temps, on est au plus haut du cycle financier.
Les valorisations financières sont au plus haut. Les provisions ont à nouveau diminué et sont proches de leur minimum historique. Or, le haut du cycle, c’est le moment de faire attention et non d’abaisser la garde. D’où une politique prudentielle anticyclique. Vous savez, il y a une définition très ancienne qui vient des États-Unis. Le métier de superviseur ? C'est celui qui est chargé de ramasser les verres lorsque la fête bat son plein. En ce moment, d’un point de vue financier, la fête a l’air de battre son plein.
Deux mots, sur les risques émergents. Notamment sur tout ce qui se passe autour du digital, des cryptos, de l’identification numérique…
C'est un grand sujet d'avenir ! Et il faut l’envisager sous sa double facette. D’un côté, c’est un risque, mais de l’autre, c'est une source de rentabilité. Le souci d’efficacité évoqué tout à l’heure passe assurément par un investissement massif et décidé dans la numérisation.
Pour conclure, quel regard vous portez sur le risque climatique ?
Nous pensons que c'est un risque essentiel pour le futur. Il est absolument indispensable de commencer à pouvoir le quantifier. Contrairement aux autres risques, où l’on a des scénarios de pronostics, là, on n'a pas encore de projections fiables et ce risque n'est pas encore intégré stratégiquement dans le modèle d'affaires des banques. Or, une banque, ça marche avec des chiffres.
Pourquoi, le stress test climatique tel qu'il est prévu ne prévoit pas une publication des résultats individuels, banque par banque ?
Justement parce qu'on sait très bien que ce test de résistance climatique n'est qu'une première étape dans l'apprentissage de la quantification, une méthode pédagogique pour améliorer la fiabilité des chiffres. Mais nous espérons d’importants retours d’expérience. Cela dit, ce stress test, ce n’est pas la fin de l’histoire : à terme, nous allons avoir les exigences de capital. Par exemple, si on a des chiffres qui sont fiables et qui montrent qu'il faut ce capital.
Je rappelle : les banques doivent faire des calculs internes pour mesurer leur risque en capital indépendamment de la réglementation. Il y a un vrai risque financier lié au climat. Les banques doivent être en mesure de le quantifier et de le prendre en compte dans leur allocation interne. Soit elles s’en rendent compte, soit elles ne développent pas des mécanismes fiables. Dans ce cas, le superviseur sera là pour les inciter à le faire.
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