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Andrea Enria
Chair of the Supervisory Board of the ECB
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Le Brexit et le secteur bancaire de l’UE : des libertés fondamentales du marché intérieur au statut de pays tiers

Contribution par Andrea Enria, président du conseil de surveillance prudentielle de la BCE, pour le numéro spécial de la Revue d’économie financière consacré au Brexit

26 janvier 2023

Résumé

Le référendum sur le Brexit a profondément modifié la relation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne (UE), dans le secteur bancaire notamment. Le Royaume-Uni étant devenu un pays tiers par rapport à l’UE et au marché unique européen, la relocalisation ordonnée des activités bancaires dans l’UE a soulevé plusieurs défis prudentiels importants. En effet, les clients européens ne pouvaient plus bénéficier d’un service direct depuis le Royaume-Uni. Le présent article explique comment l’UE, et la Banque centrale européenne (BCE) en particulier, supervisent ce processus de relocalisation, et présente l’approche prudentielle adoptée par la BCE pour résoudre un certain nombre de problèmes épineux posés par le Brexit. La BCE s’est montrée ferme dans ses principes, surtout en ce qui concerne sa politique de « zéro coquille vide », qui exige des banques qu’elles transfèrent dans l’UE leurs moyens stratégiques et de gestion des risques en fonction de leur niveau de risque. Elle a toutefois fait preuve de souplesse et de proportionnalité dans l’application de ces principes, et a affirmé sa volonté d’établir une coopération étroite et transparente avec les autorités britanniques. Il est en effet indispensable de travailler ensemble compte tenu du volume important d’activités bancaires transfrontières qui se poursuivront sur nos marchés dans un avenir proche.

Introduction : un défi de taille

Plus de six ans se sont écoulés depuis le référendum organisé au Royaume-Uni sur l’appartenance à l’UE. Je travaillais alors à Londres en tant que président de l’Autorité bancaire européenne (ABE), créée quelques années auparavant pour œuvrer à une plus grande harmonisation réglementaire, à une meilleure convergence des pratiques prudentielles et à une coopération plus étroite entre les autorités de surveillance de l’UE. Son objectif était, et demeure, de soutenir l’intégration financière et la stabilité au sein du marché unique européen. Pendant que des collègues regrettaient et appréhendaient le transfert imminent de l’ABE dans une autre capitale européenne, nous devions faire face au défi stratégique majeur de la redéfinition de notre relation avec le Royaume-Uni dans le domaine bancaire. Le Brexit a eu un effet perturbateur immédiat sur des accords institutionnels solidement établis et sur des réalités de marché profondément intégrées, comme dans beaucoup d’autres domaines de politique publique.

Depuis l’introduction de l’euro en 1999, un secteur bancaire intégré avait commencé à se dessiner dans la nouvelle zone monétaire, principalement sur les marchés monétaire, interbancaire et des capitaux. La première vague de consolidations transfrontières au début des années 2000 n’avait cependant pas permis une intégration aussi rapide du secteur des banques de détail, où la proximité avec les clients, la confiance dans des « marques » installées localement et les divergences de cadres réglementaires continuaient à jouer un rôle important. Paradoxalement, l’intégration bancaire au sein de la zone euro, à cette époque, s’est produite principalement sur les marchés financiers, autres que de détail, situés au Royaume-Uni, c’est à dire en dehors de la zone euro elle-même mais toujours au sein du marché unique des services financiers.

De plus, le lancement du projet d’union des marchés de capitaux, en 2015, alors qu’un nouveau règlement relatif à la place du Royaume-Uni au sein de l’UE était en cours de négociation, a été perçu comme une manière de consolider et d’approfondir le rôle de la City de Londres au cœur du marché unique européen des services financiers. Le commissaire en charge des services financiers à cette époque, Jonathan Hill[1], a notamment insisté sur les bénéfices mutuels pour les entreprises et les particuliers des deux côtés de la Manche.

En fait, si l’union bancaire, en place depuis 2014, a été conçue spécifiquement pour la zone euro tout en étant ouverte aux autres États membres désireux de la rejoindre, l’union des marchés des capitaux a, elle, été pensée dès l’origine comme un projet de marché unique à l’échelle de l’UE, couvrant les vingt-huit États membres d’alors, avec Londres en son centre.

Pour saisir l’importance du marché londonien pour le reste de l’UE à la veille du Brexit, il suffit d’examiner les produits dérivés de gré à gré, compensés de manière centralisée ou non. En décembre 2019, près de 80 % de toutes les positions de produits dérivés de gré à gré de la zone euro étaient compensées par des contreparties centrales britanniques. En août 2019, plus d’un quart des produits dérivés de gré à gré non compensés détenus par des contreparties de la zone euro provenaient du Royaume-Uni, à savoir de grandes banques d’investissement opérant depuis Londres.

En outre, les banques d’investissement internationales basées au Royaume-Uni étaient, et restent, des fournisseurs essentiels de services financiers aux sociétés non financières de la zone euro. Les grandes banques internationales jouent, par exemple, un rôle très actif dans l’émission de titres de créance et d’actions, dans les fusions et acquisitions ainsi que dans les prêts syndiqués. Certains pourcentages moyens sur la période allant de 2012 à 2019 offrent une illustration claire. Il en ressort que la part des titres de créance émis par les entreprises de la zone euro par le biais de banques hors zone euro s’est située autour de 50 % ; que la part des actions d’entreprises émises par des banques hors zone euro était légèrement inférieure à 50 % ; que plus de 30 % des opérations de fusions-acquisitions impliquant des sociétés non financières de la zone euro ont quant à elles été financées par des banques hors zone euro ; et que l’émission de prêts syndiqués par des banques hors zone euro à des sociétés non financières de la zone euro représentait alors un peu plus de 25 % (Bergbauer et al., 2020).

Dans ce contexte, la sortie de l’UE en 2021 a entraîné le reclassement immédiat du Royaume-Uni comme un pays tiers, atypique puisqu’il a joué pendant plus de quarante ans un rôle central dans la Communauté européenne puis dans l’Union et que, en tant que tel, il a toujours intégralement accepté et mis en œuvre l’acquis communautaire et l’ethos qui le sous-tend. Cependant, les entreprises du secteur bancaire basées au Royaume-Uni qui souhaitent fournir des services dans l’UE, ne peuvent plus le faire par l’obtention du passeport, lequel permet d’offrir des services à la clientèle partout dans l’UE à partir de l’État d’origine, que ce soit par la libre prestation de services (transfrontière) ou par l’établissement de succursales locales à des conditions préférentielles.

Je décrirai ci-dessous le processus complexe de relocalisation des activités des banques internationales[2], qui nécessite la création de nouvelles entités juridiques et une profonde réorganisation de leurs structures d’entreprise pour adapter leur modèle d’activité à cette nouvelle réalité.

J’expliquerai que l’UE, et plus particulièrement la BCE en tant que principale autorité de surveillance des entités relocalisées, ont mis en œuvre une politique claire et cohérente pour guider ce processus complexe. Je dirais de cette politique qu’elle a été ferme dans ses principes fondamentaux mais souple et proportionnée dans son application.

Nous avons ainsi adopté dès le premier jour une politique de « zéro coquille vide », ce qui constitue une orientation prudentielle claire pour éviter l’installation dans l’UE d’entreprises ne disposant pas de véritables capacités stratégiques et de gestion des risques, qui ne reposeraient que sur le contrôle direct et exclusif de leurs entreprises mères au Royaume-Uni.

Notre principe de base a toujours été, en cas de relocalisation d’activité, de veiller à ce que l’autorité de surveillance responsable soit en mesure de superviser effectivement les filiales européennes et d’en assurer la sécurité et la solidité.

Dans le même temps, nous avons donné aux entreprises relocalisées le temps nécessaire pour s’adapter et n’avons pas sous-estimé l’intérêt d’accords globaux à l’échelle des entreprises dans certains domaines de la gestion commerciale et des risques, en gardant toujours à l’esprit l’importance des risques et les spécificités des modèles d’activité de chaque banque.

Le troisième volet principal de l’approche de la BCE face au Brexit a été le maintien d’une coopération étroite et transparente avec les autorités britanniques, plus particulièrement avec l’Autorité de régulation prudentielle (Prudential Regulation Authority, PRA). En dépit du Brexit, nous avons toujours eu conscience que l’UE et les marchés bancaires du Royaume-Uni resteraient fortement interconnectés dans un avenir proche.

Il va de soi que les autorités publiques responsables de la supervision prudentielle ne pourraient pas remplir leur mission de maintien de la sûreté et de la solidité des différentes banques, ni celle de garantes de la stabilité financière de l’ensemble du secteur bancaire, sans une coopération étroite, une grande transparence et une confiance mutuelle.

L’effort de relocalisation

Les préparatifs en vue du Brexit ont débuté bien avant le retrait du Royaume-Uni de l’UE, en janvier 2021. La BCE a appelé les banques s’installant dans la zone euro à élaborer un modèle opérationnel cible (target operating model (TOM)) encadrant leurs opérations dans l’union bancaire, afin de dégager un accord avec leur nouvelle autorité prudentielle quant à l’approche qu’elles entendaient suivre pour commercer, comptabiliser et gérer le risque au sein de l’UE d’une manière qui garantisse une gestion des risques prudente et une supervision efficace.

Les modèles opérationnels cibles étaient par ailleurs assortis d’un calendrier pour la création effective de nouvelles structures d’entreprise ou la réorganisation de structures existantes, la relocalisation d’activités et la confirmation de la disponibilité de personnels suffisamment nombreux et expérimentés pour assurer le bon fonctionnement des nouvelles entités. Ce processus était en outre associé à un calendrier indicatif pour l’évaluation complète par la BCE, conformément à l’exigence légale de vérifier la qualité des actifs et d’effectuer un test de résistance pour assurer la capacité de résistance des nouvelles entités placées sous la supervision directe de la BCE dans le cadre du Mécanisme de surveillance unique.

Dans les premières phases de ce processus, plusieurs banques ont tenté de minimiser l’impact des relocalisations, espérant mettre en place des passerelles et continuer à servir leurs clients dans l’UE tout en maintenant autant que possible leurs établissements londoniens comme principal centre de gestion des activités européennes.

L’ensemble des participants à ce processus ont toutefois rapidement compris que l’adaptation à la nouvelle réalité créée par le Brexit demanderait des efforts accrus, étant donné, d’une part, l’exigence légale d’établir une entreprise mère intermédiaire dans l’UE (à savoir une société holding ou un établissement mère distinct) au-delà de certains seuils d’actifs et, d’autre part, la politique de « zéro coquille vide » annoncée par la BCE.

Les modèles opérationnels cibles convenus avec la BCE dès 2018 prévoyaient une relocalisation d’actifs du Royaume-Uni vers l’union bancaire de l’UE à hauteur d’environ 1 200 milliards d’euros. Les banques ont pu bénéficier de périodes de transition suffisamment longues pour leur relocalisation et la BCE a régulièrement fait preuve de souplesse. Ainsi, après le début de la pandémie de COVID-19, la BCE a autorisé les banques à reporter leurs plans pour tenir compte de l’effet des mesures de confinement et de restrictions de déplacement sur la relocalisation des personnels, tout en réaffirmant que les dispositifs de télétravail n’atténuaient en rien le besoin essentiel de relocaliser les personnels vers l’UE.

Ce processus de relocalisation est désormais pratiquement achevé. Sur un échantillon de neuf des plus grandes banques internationales, les actifs comptabilisés aux bilans de leurs entités juridiques établies dans la zone euro sont passés de quelque 275 milliards d’euros à plus de 1 300 milliards à la fin du premier trimestre 2022, soit une hausse de près de 500 %.

De même, en termes d’entités juridiques autorisées à mener des activités bancaires, on a constaté une nette augmentation du nombre d’établissements de crédit agréés ou une expansion vers d’autres activités conduites par des établissements déjà agréés. La BCE, qui est la seule institution de l’UE habilitée à délivrer les agréments bancaires dans la juridiction du Mécanisme de surveillance unique, a agréé quinze nouveaux établissements de crédit (six établissements d’importance significative, placés sous sa supervision directe, et neuf moins significatifs), alors que les activités de seize établissements de crédit existants (deux établissements d’importance significative et quatorze moins significatifs) ont été étendues. Avec l’introduction de la directive et du règlement sur les entreprises d’investissement, la BCE s’attend à recevoir des demandes d’agrément d’entreprises d’investissement, qui seront placées sous sa supervision directe.

La BCE surveille de près la composition des organes de direction des nouveaux établissements locaux au sein de l’UE, dans le but d’assurer la disponibilité de membres indépendants suffisamment nombreux et compétents et d’éviter les « doubles casquettes », c’est-à-dire des hauts dirigeants assumant des fonctions identiques ou similaires tant pour la société mère en dehors de l’UE que pour la filiale au sein de l’UE. Cela requiert une vigilance constante de la part des autorités de surveillance. Ces conditions préalables sont importantes pour garantir un pilotage local efficace et une remise en cause utile au sein des organes de direction, et pour renforcer l’accent mis sur les marchés et les clients locaux ainsi que sur le caractère indispensable d’une gestion adéquate des risques dans les franchises européennes.

Dans un premier temps, les organes de direction ont souvent été comparativement de taille plus petite et nettement dominés par les représentants de la société mère. Grâce aux dialogues continus menés avec les équipes de surveillance prudentielle conjointes (Joint Supervisory Teams, JST), composées d’experts de la BCE et des autorités nationales de surveillance, la taille des organes de direction est désormais plus proche de la moyenne de l’ensemble des banques soumises à la supervision européenne et le nombre des membres indépendants a augmenté en conséquence. La quasi-totalité des établissements comptent aujourd’hui au moins un quart de membres indépendants au sein de leurs organes de direction. Les établissements devant encore œuvrer en ce sens conduisent un dialogue très étroit avec les JST compétentes quant aux améliorations à apporter à leurs dispositifs de gouvernance.

S’agissant des personnels, en dépit des délais provoqués par les restrictions liées à la pandémie, la relocalisation est également pratiquement terminée, les ressources locales ayant parfois presque quadruplé entre fin 2019 et fin 2021. Il reste quelques cas dans lesquels ce processus doit encore être mené à terme dans le cadre de la revue des activités de marché (desks mapping review, cf. ci-dessous), mais des calendriers et des schémas précis ont été convenus avec les banques en phase de relocalisation.

Une évolution intéressante, porteuse d’enseignements aussi dans le domaine plus général de l’intégration transfrontière du secteur bancaire de la zone euro, porte sur de nombreux cas impliquant des groupes bancaires de pays tiers, en particulier suisses et américains, qui ont relocalisé différentes activités vers la zone euro en utilisant l’instrument juridique de la société européenne, ou Societas Europaea. Cette structure a été utilisée pour transformer plusieurs entités juridiques existantes dans différents pays de la zone euro en succursales d’un établissement de crédit unique constitué dans un État membre (l’Allemagne, par exemple, pour certaines banques suisses et américaines), grâce à une procédure de passeport et à la liberté d’établissement.

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le souligner (Enria, 2021a, 2021b), il est paradoxal que des banques non européennes semblent faire un meilleur usage des libertés fondamentales du marché intérieur et de l’union bancaire que les banques européennes, s’appuyant sur une structure organisationnelle parfaitement intégrée, non contrainte par la fragmentation réglementaire applicable à des entités juridiques distinctes dans différents États membres et inhérente au cadre prudentiel européen.

Un autre élément institutionnel qui mérite d’être mentionné est le cadre de coopération en place avec les autorités britanniques. La Joint Declaration on Financial Services Regulatory Cooperation (déclaration commune sur la coopération réglementaire dans le domaine des services financiers), annexée à l’Accord de commerce et de coopération, prévoit une initiative visant à mettre en place un processus de coopération structuré entre les deux parties. Le 26 mars 2021, la Commission européenne et le gouvernement britannique ont annoncé qu’ils avaient trouvé un accord au niveau technique quant à un protocole d’accord (UK Treasury, 2021). Malheureusement, en raison d’atermoiements politiques, au moment d’écrire ces lignes le protocole n’a pas encore été signé.

Cela étant, des accords de coopération avec les autorités britanniques compétentes ont malgré tout pu être mis au point. Lorsque le Royaume-Uni était un État membre de l’UE, aucun accord de ce type n’était bien sûr nécessaire, car la coopération et les échanges d’informations étaient inscrits dans la législation européenne qui, dans bien des cas, exige en fait que les collèges de superviseurs prennent des décisions conjointes s’agissant des groupes bancaires transfrontières. Le Brexit a évidemment remis tout cela en cause, et nous avons considéré que nous devions définir nos obligations de coopération dans un cadre institutionnel solide. À cette fin, en avril 2019, la BCE a convenu avec les autorités britanniques d’un cadre complet de coopération post-Brexit, sous la forme d’un protocole d’accord, qui est entré en vigueur le 1er janvier 2021, au terme de la période de transition.

Ce protocole, qui s’articule autour d’un modèle préparé et négocié par l’ABE, couvre la surveillance prudentielle des entités autres que les sociétés d’assurance et les fonds de pension. Il prévoit l’échange d’informations et un traitement réciproque des groupes bancaires transfrontières. La BCE et la PRA ont également conclu un partage des responsabilités concernant la supervision des succursales. Nous avons signé une déclaration d’intention sur l’échange d’informations et d’analyses de référence portant sur les entités pertinentes des groupes dont les sièges sont situés dans d’autres pays tiers, dans les limites du droit applicable.

Je tiens à souligner que les négociations avec les autorités britanniques ont été grandement facilitées par les règles existantes en matière de secret professionnel et de confidentialité provenant clairement du cadre législatif européen, en particulier de la directive sur les exigences de fonds propres. Et je veux aussi préciser que la coopération et les échanges d’informations opérationnels entre la supervision bancaire de la BCE et les autorités compétentes britanniques, la PRA notamment, sont réguliers, importants et extrêmement efficaces.

La supervision bancaire de la BCE et le Brexit

Le transfert d’actifs et de personnels a représenté une partie importante du processus de relocalisation inhérent au Brexit. Mais, pour la BCE en tant que superviseur bancaire, les éléments essentiels pour mener à bien ce processus ont été la constitution d’entreprises dotées d’une organisation interne solide, la capacité de gérer des opérations et des risques sans recourir de façon excessive à d’autres entités juridiques, en périodes de tensions également, et, enfin et surtout, l’existence de franchises structurellement rentables.

Dès le début du processus du Brexit, la BCE, travaillant en étroite coopération avec l’ABE (European Banking Authority, 2017), a été très claire sur les attentes prudentielles concernant la relocalisation de banques internationales ne pouvant plus utiliser le passeport pour leurs entités juridiques britanniques, que ce soit à travers la libre prestation de services transfrontières ou la liberté d’établissement via des succursales (Lautenschlager, 2017).

Lorsque les régimes nationaux autorisent la prestation de services transfrontières depuis un pays tiers, la BCE a clairement fait part de son attente que les banques n’utilisent pas ces dispositifs pour mener un volume élevé d’activités dans l’UE dans un environnement business as usual. Les activités et services importants offerts aux clients de l’UE devraient émaner principalement de l’UE.

De plus, la réglementation bancaire européenne a toujours clairement stipulé que des services bancaires fondamentaux ne pouvaient pas être fournis depuis un pays tiers. Pour dissiper tout doute résiduel, la récente proposition de la Commission européenne (2021) relative aux amendements de la directive sur les exigences de fonds propres renferme un nouvel article (article 21 quater) précisant que, en l’absence d’une présence physique (une filiale ou une succursale, par exemple), seule une « sollicitation inversée » de services bancaires serait autorisée. Le texte devrait clairement énoncer que cette disposition ne s’applique qu’aux services bancaires fondamentaux, afin d’éviter de perturber les pratiques légales présentes sur les marchés de capitaux.

Notre approche prudentielle a toujours été guidée par le principe de protection de l’intégrité du marché unique et de sauvegarde des libertés fondamentales garanties par le Traité.

Dans ce contexte, comme je l’ai déjà mentionné, notre principale demande a toujours été que les établissements de crédit dans notre juridiction n’opèrent pas en tant que « coquilles vides ». Ils ont au contraire besoin de capacités opérationnelles et de gestion des risques autonomes, et notamment des ressources humaines et financières adéquates.

Nous avons toujours affirmé que toute banque opérant dans la zone euro devait être une vraie banque et ne devait pas asseoir sa viabilité financière et opérationnelle exclusivement sur la société mère établie en dehors de l’UE ou sur le groupe bancaire auquel elle appartient.

Techniquement, nous avons indiqué clairement depuis le début que nous n’accepterions pas de structures de gestion des risques liés aux activités de marché qui seraient largement basées sur des modèles de comptabilisation dos à dos (back-to-back) dans lesquels la gestion effective des risques serait assurée dans une entité juridique située en dehors de l’UE.

Selon notre principe fondamental, les banques devraient être des guichets au service des clients de la zone euro, mais aussi assumer l’entière responsabilité de la gestion des risques inscrits à leur bilan. Nous considérons qu’une banque qui présente, en plus du risque de crédit du client, un risque de contrepartie vis-à-vis d’une autre entité juridique établie hors de l’UE, à laquelle est transférée la gestion de l’exposition, notamment des positions de couverture, constitue un risque prudentiel important. En cas de tensions financières ou de défaut au niveau de la société mère, l’entité locale peut se retrouver face à d’importantes positions non couvertes tout en ne disposant que de ressources en personnel et d’infrastructures insuffisantes, voire inexistantes, pour les résorber de manière adéquate.

Cela pourrait fragiliser la capacité de redressement de l’entité locale en période de tensions graves, voire, parfois, sa capacité de résolution. Ce point est particulièrement pertinent dans le cas d’un environnement incluant un pays tiers, dans lequel les intérêts divergents des nombreuses entités et parties prenantes concernées pourraient, en période de tensions financières, entraîner un retranchement et un cantonnement (ring fencing). Mais même en temps normal, si les ressources et les infrastructures de gestion des risques sont situées en dehors de la zone euro, la capacité de la banque à repérer, mesurer et suivre les risques ainsi que la transparence de sa gouvernance et de la prise de décision peuvent être altérées. Enfin, réallouer le risque et les recettes à des filiales situées dans des pays tiers peut détériorer la structure d’incitation s’appliquant pour la gestion de la banque locale.

Notre approche a été fondée sur ce raisonnement prudentiel solide ainsi que sur le profond respect des principes-clés du marché unique.

Le premier domaine auquel nous avons dû appliquer cette approche était l’exercice des options et facultés, que le dispositif prudentiel de l’UE confie aux autorités compétentes, en particulier s’agissant des règles relatives aux grands risques intragroupes. J’expliquerai brièvement, sans entrer dans les détails les plus techniques, le rôle que ces caractéristiques complexes de la réglementation prudentielle jouent dans la supervision des activités bancaires transfrontières après le Brexit.

Il va sans dire que des modèles de comptabilisation dos à dos (back-to-back) au sein d’un groupe bancaire transfrontière créent de grands risques intragroupes entre des entités juridiques distinctes situées dans des juridictions différentes. Ces expositions intragroupes ne figurent cependant pas au bilan consolidé de l’ensemble du groupe. On pourrait faire valoir un argument économique, selon lequel les groupes bancaires internationaux devraient être traités, d’un point de vue prudentiel, comme des entités économiques intégrées.

Mais la possibilité que des arbitrages difficiles soient nécessaires et que des conflits apparaissent en cas de tensions ou de crise réelle justifie l’existence de règles prudentielles pour les grands risques intragroupes qui, dans notre cadre législatif, laissent aux autorités compétentes une marge de manœuvre importante pour l’exercice des facultés (Règlement, 2013). La supervision bancaire de la BCE a publié le premier règlement et le premier guide relatifs aux options et facultés disponibles dans le droit de l’Union en mars 2016 (BCE, 2016 ; Règlement, 2016)[3], alors que le référendum sur le Brexit pouvait encore être considéré comme un événement peu probable.

S’agissant de l’option spécifique qui exempte les grands risques intragroupes transfrontières de la limite applicable aux grands risques (25 % des fonds propres CET1 de l’entité juridique), la BCE a à l’époque adopté une approche très souple : elle n’a pas fait de distinction entre les expositions à des entités de l’UE, autrement dit à des établissements de crédit établis dans un État membre, et les expositions à des établissements de crédit établis dans un pays tiers. Dans tous les cas où l’article 400, paragraphe 2, point c), du CRR (Capital Requirements Regulation) s’appliquait (autrement dit, chaque fois qu’un groupe suivait des règles relatives à la surveillance prudentielle consolidée en vertu de la législation de l’UE ou de la législation d’un pays tiers équivalent), toutes les expositions intragroupes étaient exemptées de la limite applicable aux grands risques, indépendamment du pays où l’entité juridique destinataire était implantée (article 9, paragraphe 3, Règlement (2016)).

La situation a changé depuis le Brexit, et les dispositions législatives pertinentes (Règlement, 2022) ont été amendées en conséquence : seules les expositions aux contreparties dans un État membre de l’UE sont de plein droit exemptées ex ante de la limite applicable aux grands risques. Une décision sera prise au cas par cas pour toutes les expositions à des contreparties dans un pays tiers (notamment au Royaume-Uni), après présentation d’une demande par l’entité soumise à la surveillance prudentielle.

Quoi qu’il en soit, comme certains groupes bancaires ont été structurés sur la base de cette exemption, nous avons décidé que, même si nous prévoyions de suivre la question de près et conformément à notre politique relative aux modèles de comptabilisation (ECB, 2018), nous n’attendions pas des banques qui avaient déjà obtenu l’exemption qu’elles fassent une nouvelle demande pour continuer d’exempter les expositions à des entités établies dans des pays tiers, notamment au Royaume-Uni[4]. Nous voulons préserver la continuité de nos activités prudentielles, en particulier s’agissant des expositions à des contreparties établies au Royaume-Uni, qui sont les principales concernées par ce changement réglementaire.

Dans le même temps, dans le cadre de notre objectif stratégique fondamental, qui consiste à empêcher la création de coquilles vides ou d’établissements de crédit ne disposant pas de capacités autonomes de gestion des risques, nous avons lancé une revue des activités de marché, dans laquelle nous analysons les pratiques de comptabilisation et de gestion des risques de l’ensemble des salles de marché actives dans les activités de tenue de marché, de trésorerie et d’ajustement des valorisations des dérivés (Enria, 2022).

Dans cette perspective, nous avons évalué les capacités autonomes de gestion des risques de 264 salles de marché dans sept filiales européennes de groupes bancaires internationaux, en orientant nos mesures prudentielles spécifiquement vers les activités les plus importantes. Notre analyse nous a permis d’établir que quelque 70 % des salles évaluées utilisaient encore un modèle de comptabilisation dos à dos (back-to-back), tandis qu’environ 20 % étaient organisées en partage (split desks), avec un double situé hors de la zone euro.

Notre approche est fondée uniquement sur les risques et vise à obtenir des résultats proportionnés à ceux-ci. Pour sélectionner les activités significatives d’un point de vue prudentiel, nous avons étudié leur profil de risque au regard du total des actifs pondérés en fonction des risques (risk-weighted assets, RWA), du revenu, du montant notionnel et de la capacité opérationnelle. Nous avons conclu que 21 % des 264 salles étaient significatives du point de vue prudentiel. Nous prendrons bientôt des décisions juridiquement contraignantes pour ces 56 salles de marché, qui exigeront que des capacités de gestion des risques, opérationnelles et de gouvernance soient déployées dans l’entité juridique européenne où ces activités sont situées.

Nous avons suivi une approche proportionnée, en restant conscients de la complexité de certains produits négociés et des modèles centralisés de gestion des risques des groupes mondiaux. Nous visons en premier lieu à ce que les entités juridiques soumises à notre surveillance prudentielle directe disposent de capacités de gestion des risques proportionnelles au risque prudentiel généré par leurs activités. Les entités soumises à la surveillance prudentielle sont libres de fixer l’éventail des produits qu’elles proposent à leurs clients.

Tout au long du processus, nous avons échangé avec nos collègues de la PRA dans le cadre d’un dialogue étroit, en faisant preuve d’une transparence complète sur les critères généraux adoptés, les progrès réalisés dans nos évaluations et les principes particuliers applicables à chaque entité. Au moment de l’écriture du présent article, nos équipes discutent des projets de décision avec chaque banque, ce qui devrait fournir une vue d’ensemble exhaustive des effets des exigences sur leurs activités. Il est attendu des banques qu’elles s’approprient pleinement les résultats de la revue des activités de marché et les ajustements qu’elles doivent apporter à leurs structures et à leurs pratiques de gestion des risques.

Un dernier exemple de souplesse dans l’application des règles prudentielles après le Brexit est la reconnaissance temporaire des approbations prudentielles accordées par la PRA concernant l’utilisation des modèles internes pour calculer les exigences de fonds propres.

Je pense que ces quelques mesures prudentielles prises dans le contexte des relocalisations liées au Brexit montrent que nous avons dès le début adopté une approche fondée sur des principes clairs, et que l’application de cette approche a été proportionnée. Nous avons travaillé dur pour trouver un équilibre entre la nécessité de tenir compte du nouveau statut de pays tiers du Royaume-Uni et la possibilité de tirer parti autant que possible des relations commerciales étroites dont jouissent nos secteurs bancaires depuis des décennies ainsi que de notre coopération en matière prudentielle.

Conclusion

Pour la période à venir, le Royaume-Uni sera un pays tiers par rapport à l’UE. Il est cependant un pays tiers particulier, dont la proximité historique et juridique avec l’UE est sans égale. Bien que le Royaume-Uni ait décidé de quitter l’UE, nous ne pouvons pas ignorer son importance capitale pour notre histoire et notre économie, en particulier pour le secteur des services financiers.

D’âpres négociations politiques entre le Royaume-Uni et l’UE sont toujours en cours. Et j’observe avec inquiétude, au niveau du secteur financier, que la décision récente du gouvernement britannique d’introduire un nouveau projet de loi sur les services et les marchés financiers, qui vise également à abroger toutes les lois de l’UE conservées dans ce secteur (House of Commons, 2022), s’accompagne généralement d’appels politiques à lancer un projet de dérégulation.

Je reste cependant convaincu que l’engagement commun au sein des instances internationales de normalisation, en particulier du Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, permettra l’instauration de normes prudentielles fortes des deux côtés de la Manche. Cette question essentielle doit être également prise en considération dans le cadre du processus législatif en cours pour la mise en œuvre des réformes finales de Bâle III dans l’UE, dans un contexte d’appels tout aussi inquiétants en vue de s’écarter de ces normes internationales pour refléter des « spécificités » de notre secteur bancaire mal définies. La BCE et la PRA sont toutes les deux en faveur d’une mise en œuvre complète, fidèle et rapide de Bâle III.

Ces difficultés politiques et juridiques mises à part, je suis convaincu que la coopération entre les autorités compétentes au Royaume-Uni et dans l’UE, en particulier dans le secteur bancaire, qui relève de mes responsabilités, devrait se poursuivre sans obstacle, comme cela a été le cas des dernières années, avec des résultats excellents et satisfaisants pour tous.

  1. Hill (2015) : « Le marché unique fait de Londres la porte d’entrée d’investissements venus du monde entier vers l’ensemble de l’UE, et est le plus grand marché du Royaume-Uni pour l’exportation de ses services financiers [...]. Si nous parvenons à mettre en place une union des marchés des capitaux, les entreprises et les personnes qui travaillent dans ces bureaux des docklands (l’ancien port de Londres) peuvent devenir, aux yeux de tous, les créateurs de prospérité pour des millions de personnes à travers le continent. »

  2. Quelques éclaircissements terminologiques : nous parlons souvent informellement, au sein de la supervision bancaire de la BCE, de « banques Brexit » s’agissant de certaines banques américaines, suisses et britanniques ayant largement restructuré leurs opérations en raison du Brexit et de la perte du « passeport » européen, qui leur permettait de proposer des services bancaires transfrontières. Cela s’est traduit par la relocalisation d’une grande partie de leurs activités de Londres vers des centres financiers situés dans la zone euro, Francfort et Dublin en particulier, et Paris dans une moindre mesure, en ce qui concerne le secteur bancaire. Le terme « relocalisation » est utilisé dans une acception large, couvrant à la fois la relocalisation d’activités (comme le transfert de la comptabilisation d’actifs d’une entité juridique britannique vers une entité juridique existante dans la zone euro) et la relocalisation « physique » à travers l’établissement d’une nouvelle entité juridique, disposant d’un nouvel agrément bancaire, au sein du mécanisme de surveillance unique.

  3. Pour une analyse de l’exercice de l’option figurant à l’article 400, paragraphe 2, point c), du CRR par la BCE, voir Bassani (2019, chapitre 4.04).

  4. Supervision bancaire de la BCE (2022), p. 33 : « À compter de la date d’entrée en vigueur du règlement modificatif, les établissements de crédit devront au préalable demander à la BCE l’autorisation d’exempter de la limite applicable aux grands risques les expositions intragroupes à des entités établies dans des pays tiers. Toutefois, lorsque les établissements de crédit disposent déjà d’expositions intragroupes à des entités établies dans des pays tiers, et que ces expositions bénéficient déjà de l’exemption, la BCE n’attend pas des établissements qu’ils demandent l’autorisation de continuer à exempter ces expositions. »

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